Dans un passage du roman « La duchesse de Langeais1, où l’héroïne tient l’orgue au service de la messe, en y exprimant ses passions, et où son amoureux assiste à la messe et perçoit dans les harmonies de l’orgue l’amour qui lui est encore voué. On a ici un bel éloge de l’orgue, Balzac était-il un amateur de musique d’orgue? Il semble, puisque ce chapitre est dédié à Frantz Liszt. Il nous parle aussi du langage de l’orgue, de ce qu’il exprime et peut exprimer, de ce pouvoir de la musique d’aller au-delà, de signifier tant de choses.
« En homme essentiellement catholique et monarchique, il s’informa de l’heure des offices et affecta le plus grand attachement aux pratiques religieuses, piété qui, en Espagne, ne devait surprendre personne.
Le lendemain même, pendant le départ de ses soldats, le général se rendit au couvent pour assister aux vêpres. Il trouva l’église désertée par les habitants, qui, malgré leur dévotion, étaient allés voir sur le port l’embarcation des troupes. Le Français, heureux de se trouver seul dans l’église, eut soin d’en faire retentir les voûtes sonores du bruit de ses éperons; il y marcha bruyamment, il toussa, il se parla tout haut à lui-même pour apprendre aux religieuses, et surtout à la musicienne, que, si les Français partaient, il en restait un. Ce singulier avis fut-il entendu, compris ? .. le général le crut. Au Magnificat, les orgues semblèrent lui faire une réponse qui lui fut apportée par les vibrations de l’air. L’âme de la religieuse vola vers lui sur les ailes de ses notes et s’émut dans le mouvement des sons. La musique éclata dans toute sa puissance; elle échauffa l’église. Ce chant de joie, consacré par la sublime liturgie de la Chrétienté Romaine pour exprimer l’exaltation de l’âme en présence des splendeurs du Dieu toujours vivant, devint l’expression d’un cœur presque effrayé de son bonheur, en présence des splendeurs d’un périssable amour qui durait encore et venait l’agiter au delà de la tombe religieuse où s’ensevelissent les femmes pour renaître épouses du Christ.
L’orgue est certes le plus grand, le plus audacieux, le plus magnifique de tous les instruments créés par le génie humain. Il est un orchestre entier, auquel une main habile peut tout demander, il peut tout exprimer. N’est-ce pas, en quelque sorte, un piédestal sur lequel l’âme se pose pour s’élancer dans les espaces lorsque, dans son vol, elle essaie de tracer mille tableaux, de peindre la vie, de parcourir l’infini qui sépare le ciel de la terre? Plus un poète en écoute les gigantesques harmonies, mieux il conçoit qu’entre les hommes agenouillés et le Dieu caché par les éblouissants rayons du Sanctuaire les cent voix de ce chœur terrestre peuvent seules combler les distances, et sont le seul truchement assez fort pour transmettre au ciel les prières humaines dans l’omnipotence de leurs modes, dans la diversité de leurs mélancolies, avec les teintes de leurs méditatives extases, avec les jets impétueux de leurs repentirs et les mille fantaisies de toutes les croyances. Oui, sous ces longues voûtes, les mélodies enfantées par le génie des choses saintes trouvent des grandeurs inouïes dont elles se parent et se fortifient. Là, le jour affaibli, le silence profond, les chants qui alternent avec le tonnerre des orgues, font à Dieu comme un voile à travers lequel rayonnent ses lumineux attributs. Toutes ces richesses sacrées semblent être jetées comme un grain d’encens sur le frêle autel de l’Amour à la face du trône éternel d’un Dieu jaloux et vengeur. En effet, la joie de la religieuse n’eut pas ce caractère de grandeur et de gravité qui doit s’harmonier avec les solennités du Magnificat; elle lui donna de riches, de gracieux développements, dont les différents rythmes accusaient une gaieté humaine. Ses motifs eurent le brillant des roulades d’une cantatrice qui tâche d’exprimer l’amour, et ses chants sautillèrent comme l’oiseau près de sa compagne.
Puis, par moments, elle s’élançait par bonds dans le passé pour y folâtrer, pour y pleurer tour à tour. Son mode changeant avait quelque chose de désordonné comme l’agitation de la femme heureuse du retour de son amant. Puis, après les fugues flexibles du délire et les effets merveilleux de cette reconnaissance fantastique, l’âme qui parlait ainsi fit un retour sur elle-même. La musicienne, passant du majeur au mineur, sut instruire son auditeur de sa situation présente. » Soudain elle lui raconta ses longues mélancolies et lui dépeignit sa lente maladie morale. Elle avait aboli chaque jour un sens, retranché chaque nuit quelque pensée, réduit graduellement son cœur en cendres.
Après quelques molles ondulations, sa musique prit, de teinte en teinte, une couleur de tristesse profonde. Bientôt les échos versèrent les chagrins à torrents. Enfin, tout à coup les hautes notes firent détonner un concert de voix angéliques, comme pour annoncer à l’amant perdu, mais non pas oublié, que la réunion des deux âmes ne se ferait plus que dans les cieux: touchante espérance! Vint l’Amen. Là, plus de joie ni de larmes dans les airs; ni mélancolie, ni regrets. L’Amen fut un retour à Dieu; ce dernier accord fut grave, solennel, terrible. La musicienne déploya tous les crêpes de la religieuse, et après les derniers grondements des basses, qui firent frémir les auditeurs jusque dans leurs cheveux, elle sembla s’être replongée dans la tombe d’où elle était pour un moment sortie. Quand les airs eurent, par degrés, cessé leurs vibrations oscillatoires, vous eussiez dit que l’église, jusque-là lumineuse, rentrait dans une profonde obscurité. »
- Honoré de Balzac, La duchesse de Langeais Chapitre I La soeur Thérèse (dédié à Frantz Liszt) p. 814 édition club international du livre Bruxelles, 8ème page du roman. ↩
Extraordinaire éloge de l’orgue!